Eloge de l’énergie vagabonde by Sylvain Tesson

Eloge de l’énergie vagabonde by Sylvain Tesson

Auteur:Sylvain Tesson [Tesson, Sylvain]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Éditions des Équateurs
Publié: 2020-04-02T00:00:00+00:00


J’avais envie que la conversation se prolonge parce que je me trouvais bien sous le climatiseur japonais. Je l’interrogeais sur les politiques d’investissement durable de la British Petroleum. Aucune grâce à ses yeux. Elle considérait les actions sociales britanniques comme des miettes jetées aux pauvres pour acheter leur silence, le cache-sexe de l’avidité, le paravent du cynisme.

Ces incantations tirent leur vigueur de trois origines. L’une s’appuie sur le caractère violateur du forage. Symboliquement, il est facile de voir le pétrolier comme un prédateur, frère de race de l’anophèle. Il suce le sang du monde. La colonne du derrick perce la croûte terrestre tel le poinçon du mâle de la punaise forant la carapace femelle pour lâcher sa giclure. Un été, sur les bords du lac Baïkal, un chaman de Sibérie me disait que la Terre devait souffrir de ces vrilles qui trouaient sa surface. Que dirions-nous de pareils outrages infligés à nos dermes ?

Le pétrole est noir, sale, inflammable, indélébile. Il incarne un matériau funeste : un résidu de transmutation au fond de l’athanor. Il brûle comme le sang de Satan. Il pue le soufre. Les alchimistes des grandes compagnies auraient enfin accompli le fantasme des ordres hermétiques. Au lieu de changer le plomb en or, ils transforment le brut en dollars. Tout ce qui vient de cette pâte honteuse ne peut-être que mauvais. Les guerres, les tensions, les corruptions qu’il suscite sont les preuves de l’énergie obscure qu’il dégage.

Les pipelines, eux-mêmes, indignent les esprits généreux. Les tubes sont considérés comme l’instrument de la spoliation, installés par les sociétés étrangères pour organiser l’évasion d’un trésor dont le bénéfice devrait revenir au peuple sous les pieds duquel on l’a découvert. Les victimes du pillage n’en verront la couleur que lorsque le linceul des marées noires recouvrira les cormorans. Pour le reste, le brut leur passera sous le nez, sous les pieds, au-dessus de la tête.

Que les traités imposent aux compagnies de reverser de considérables bénéfices au pays propriétaire des gisements ne faisait pas ciller Elmira. Que l’Azerbaïdjan tire avantage de l’ouverture du gisement caspien et que la prospérité industrielle finisse dans un effet d’averse par retomber sur la population n’entamait pas sa conviction. Le brut c’était le mal et les Majors, le diable.

Elle me demanda si j’étais d’accord. Elle voulait à tout prix que je le fusse. La réussite du dîner en dépendait. Elle m’écouta lui dire mon admiration pour les prouesses des pétroliers. Ma foi en la technique. Je lui expliquai que j’avais horreur des discours indignés et ne croyais qu’à l’alignement des actions sur les idées. On ne critique pas l’exploitation du brut quand on vit sous les climatiseurs, au volant des voitures et l’oreille au téléphone. Je suis incapable d’exposer en public une opinion généreuse. Je répugne aux déclarations de bonnes intentions. Je prends même plaisir à me rendre odieux en paroles car je ne crois qu’à la vertu dispensée discrètement, dans le secret des actes et le silence des pensées. Elmira me prit pour un salaud. Mais



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